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Sunday 24 November 2024

Les tontines numériques, une innovation africaine contre la précarité

Le numérique contre la pauvreté. Ce système d’épargne rotatif, très pratiqué sur le continent, est désormais disponible sous forme d’applications, notamment au Sénégal.

Penchée au-dessus d’un broyeur rugissant, Aby Ndiaye verse un seau de mil, réduit immédiatement en granulés. Avec dextérité, elle les roulera ensuite afin de produire ce couscous qui accompagne de nombreux plats traditionnels au Sénégal. Aujourd’hui, elle en a assez pour nourrir ses huit enfants et garnir les étals de la boutique qu’elle tient à Guédiawaye, en banlieue de Dakar. Si Aby Ndiaye a toujours été une femme active, elle n’a jamais eu autant d’ambition que ces dernières années. « Je veux vendre plus de riz, de mil, de maïs et d’oignons ! » s’exclame-t-elle. Elle vient de remporter son gain de 150 000 francs CFA (229 euros) sur une plateforme numérique d’épargne appelée MaTontine. « J’ai pu acheter des kilos de céréales et j’espère bientôt agrandir mon magasin. »

Depuis 2018, Aby Ndiaye et quatorze de ses voisines de quartier participent à une tontine numérique. Chaque mois, elles cotisent 10 000 francs CFA chacune sur la plateforme. Tirée au hasard, l’une d’entre elles remporte la somme totale, ce qui lui permet de procéder à des investissements et des achats conséquents. Le mois suivant, une autre participante remporte la somme, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous les membres du groupe aient récupéré leur part. Ce système d’épargne rotatif a été inventé par le banquier italien Lorenzo Tonti au XVIIe siècle. Il s’agissait à l’origine d’une rente viagère qu’il proposa au cardinal Mazarin afin de résoudre les aléas du système fiscal français. Moins utilisé en Europe depuis l’avènement des assurances modernes, le système tontinier a trouvé une seconde jeunesse en Afrique.

« Au départ, ce système paraît illogique, affirme Bernie Akporiaye, cofondateur de l’application mobile MaTontine. Dix personnes cotisent 10 euros. L’une gagne le lot et le cycle se répète jusqu’à ce que chacune récupère la somme de 100 euros investie. Dans une banque, elles gagneraient au moins un intérêt. » Le problème est qu’en Afrique, moins de 20 % des gens sont bancarisés, alors que les urgences économiques sont plus pressantes. « Un proche malade, un mariage ou un décès pour lesquels il faut débourser, ça grève l’épargne, poursuit-il. Dans une tontine, pas le choix. Il faut cotiser chaque mois car on s’est engagé avec des proches, des amis. Cela limite les défauts de remboursement à moins de 2 %. »

Ce circuit d’épargne sociale existe depuis des décennies en Afrique. Désormais, il se modernise et s’étend grâce au numérique. « Sur le continent, le taux de pénétration du mobile est de plus de 100 % », explique Rokhaya Solange Ndir, chargée du département responsabilité sociale d’entreprise chez Orange Sénégal : « Les gens ont souvent deux téléphones, avec deux opérateurs. La démocratisation d’Internet, avec la baisse des coûts et l’extension des réseaux 3G et 4G, permet à des systèmes traditionnels comme les tontines de se numériser. »

Sécurité et discrétion

Créée en 2015, MaTontine affirme miser sur cette évolution pour faire des tontines un outil de réduction de la précarité. En numérisant les cercles d’épargne traditionnels et en établissant les profils bancaires de ses membres, l’entreprise peut proposer une gamme de services financiers, tels des microcrédits et des assurances santé. « Les banques ne veulent pas octroyer de petits prêts car ce n’est pas rentable, explique M. Akporiaye. Mais en s’appuyant sur les structures sociales des tontines, les populations défavorisées deviennent plus attrayantes pour les assurances et les banques. Nous ciblons donc les 80 % auxquels le système bancaire ne prête pas attention. »

Retour à Guédiawaye, où les amies d’Aby Ndiaye sont nombreuses à utiliser MaTontine, à l’instar d’Adèle Ba Ly. Cette grande dame au boubou chatoyant gère sa tontine avec succès. Comme elle, plusieurs membres ont pu acheter des denrées alimentaires, du mobilier ou ont souscrit à des prêts bancaires pour agrandir leur étal au marché, se procurer des outils de menuiserie ou des machines de transformation céréalière.

En plus des services de microcrédit, l’avantage de la plateforme par rapport aux tontines traditionnelles est « la sécurité », appuie Aby Ndiaye. Pas besoin de se déplacer avec une caisse qui tente les voleurs et aucun risque que le gestionnaire pique dedans, comme ça lui est déjà arrivé. Les sommes sont envoyées à la plateforme par paiement mobile et retirées à l’un des nombreux guichets de la ville. Chaque participant est averti par SMS de qui a cotisé et qui doit encore le faire. Pour Adèle Ba Ly, la discrétion est le premier avantage du système : « Dans les tontines traditionnelles, toute ta famille sait quand tu as touché de l’argent et certains viennent t’en demander. Maintenant, ça reste dans le groupe. »

MaTontine compte aujourd’hui 5 000 membres au Sénégal, mais en cible 25 000 d’ici à la fin de l’année. Elle vient de recruter plusieurs commerciaux qui sillonnent le pays à la recherche de paysannes organisées en groupement d’intérêt économique (GIE). « Ce ne sont pas les clientes qui manquent, mais les services de nos partenaires, qui ne sont pas encore prêts à absorber la demande et à octroyer des prêts à grande échelle », avance M. Akporiaye, très confiant. Il prévoit d’étendre son entreprise en Côte d’Ivoire dès l’année prochaine et d’être actif dans les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) d’ici cinq ans.

Inclusion financière

MaTontine n’est pas la seule start-up à avoir flairé ce bon filon. Fatou Kiné Diop, 33 ans, a aussi lancé son projet de tontine numérique dès 2015, sur un principe un peu différent. « Un jour, une cousine quittant le Sénégal m’a laissé des lots de tissus, se souvient-elle. Je ne savais pas comment les vendre. En voyant ma mère et ses tontines de quartier, j’ai pensé à faire la même chose sur une nouvelle place de marché : Facebook. » Sur le réseau social, elle propose des lots de draps. Lorsque plusieurs internautes manifestent leur intérêt, elle organise une tontine sur Facebook Messenger. Les acheteurs lui envoient l’argent par paiement mobile en plusieurs mensualités. Chaque mois, un membre, tiré au sort, remporte son lot. L’opération se répète jusqu’à ce que tous l’aient obtenu.

« Là où j’habite, les gens n’ont pas beaucoup d’argent, raconte-t-elle. Les tontines permettent d’échelonner les coûts tout en bénéficiant du matériel avant la fin du paiement complet. » Trois ans plus tard, elle a vendu des dizaines de draps mais aussi des meubles, cuisinières, réfrigérateurs, télévisions, ordinateurs et smartphones. Elle propose dix tontines tous les dix jours pour 2 500 utilisateurs actifs. En mars, elle a remporté le deuxième prix du Linguère Digital Challenge d’Orange, qui récompense les entrepreneuses du numérique. Depuis juin, elle bénéficie d’un accompagnement professionnel et de 5 millions de francs CFA afin de développer son projet. Il s’appelle E-Tontine et se déclinera sur le web et sur une application mobile.

Avec l’argent du concours, elle veut améliorer son service pour livrer au-delà de Dakar et sa banlieue. Rejoindre le Mali, la Mauritanie, puis, pourquoi pas, les diasporas africaines d’Espagne et de France. « Les gens des quartiers défavorisés doivent avoir accès à du matériel neuf de qualité, et pas uniquement ce qui sort des vieux conteneurs qu’on nous envoie d’Europe », dit-elle. Avec l’intensification de son activité, elle a récemment dû trouver un nouveau bureau et deux assistantes. Prochainement, elle proposera des terrains via son système. Une petite révolution quand on sait les difficultés pour acheter du foncier sans être bancarisé. « Je veux qu’E-Tontine soit un modèle d’inclusion financière et d’innovation inversée », conclut-elle.

Une vision partagée par Bernie Akporiaye. « Dans cinq ans, quand une paysanne sénégalaise aura besoin de 100 euros pour ses semences, nous pourrons la mettre en relation avec le monde entier, assure-t-il. Des banques et des particuliers en Europe, en Asie et aux Etats-Unis entreront en concurrence pour lui prêter cette somme. Ils auront accès à son profil, au nombre de tontines auxquelles elle contribue, aux revenus de sa ferme, à son score de crédit, etc. L’intelligence artificielle associera son profil avec celui d’un débiteur. » A terme, l’espoir est de tirer toute une population de la pauvreté : « Nous passerons d’une situation dans laquelle personne ne veut prêter à cette femme à une situation où les gens se battront pour le prêt. »

D’autres entreprises se sont également lancées dans la course au cerveau connecté, notamment la start-up Neuralink appartenant à Elon Musk. Cette dernière travaille, elle, sur un minuscule capteur destiné à être implanté dans le cerveau, et devrait réaliser ses premiers tests sur des individus dès l’an prochain.

SOURCE: LEMONDE

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