Riyad vient d’autoriser les Saoudiennes à voyager seules à l’étranger. Une réforme sociale qui permet aussi au prince d’asseoir un peu plus son pouvoir.
Une révolution est en marche dans l’Arabie saoudite du roi Salmane et de son fils, le prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS). Un an après avoir octroyé aux Saoudiennes le droit de conduire, le souverain de 84 ans vient d’alléger, sous l’impulsion de son fils MBS, le très strict système de « tutorat » auquel sont soumises les femmes du royaume. Selon un décret publié jeudi par le gouvernement, les Saoudiennes âgées de plus de 21 ans n’auront dorénavant plus besoin de l’accord préalable de leur « tuteur » (parent proche masculin : père, mari, fils…) pour obtenir un passeport et voyager à l’extérieur du pays. De la même manière, les femmes pourront désormais elles-mêmes déclarer une naissance, un mariage, un divorce et être titulaires de l’autorité parentale d’un mineur, ce qui restait jusqu’ici l’apanage des hommes.
« C’est une réforme importante pour l’Arabie saoudite qui fait partie d’une série d’étapes d’un pays en développement », se réjouit au PointHoda Al-Helaissi, l’une des 30 femmes membres de la Choura, l’Assemblée consultative du pays. « Elle s’inscrit dans l’histoire et les traditions du royaume et suit d’autres mouvements qui l’ont précédée. » C’est le 11 janvier 2013 que le défunt roi Abdallah nomme pour la première fois des femmes au sein de cette assemblée de 150 membres, un geste qui vaudra à son auteur le qualificatif de « réformateur » dans ce pays ultraconservateur. À la mort de ce dernier en janvier 2015 arrive sur le trône le roi Salmane qui intronise au sommet du pouvoir son fils Mohammed ben Salmane, aujourd’hui âgé de 33 ans.
Faciliter l’accès à l’emploi
Le bouillonnant prince décide de faciliter l’accès des femmes au marché de l’emploi. Outre l’autorisation de conduire, les Saoudiennes peuvent aujourd’hui obtenir aisément en ligne un permis de création d’entreprise, et depuis peu accéder aux métiers de la police. Ces réformes font partie du plan de diversification économique de MBS, baptisé « Vision 2030 », dont l’un des objectifs est de faciliter et d’augmenter d’ici une dizaine d’années le taux d’emploi des femmes de 22 à 30 %. « Notre économie demande à ce que l’homme et la femme travaillent », souligne Hoda Al-Helaissi, qui rappelle que la répartition homme/femme au sein de la population saoudienne (20 millions d’habitants) est environ de 50/50. « Les changements qui ont lieu aujourd’hui prouvent que nous vivons des transformations nécessaires qui sont au service non seulement du citoyen mais aussi du pays. »
Inflexible pendant des décennies, l’Arabie saoudite voit son quotidien être bouleversé par MBS, notamment sur la question des femmes. Depuis l’accession de Mohammed ben Salmane au rang de prince héritier en juin 2017, les Saoudiennes ont pu bénéficier, au même titre que les hommes, d’un certain nombre de loisirs qui leur étaient interdits. Elles ont été autorisées à accéder à des stades – dans des tribunes séparées – pour assister à des rencontres sportives ou à des concerts, tandis que plusieurs stars internationales, dont Mariah Carey, ont pu se produire dans le royaume. « 70 % de la population a moins de 30 ans », rappelle la députée saoudienne Hoda Al-Helaissi. « La jeunesse saoudienne est de plus en plus éduquée à l’étranger et demeure très bien connectée au monde extérieur à travers les médias sociaux et les voyages… »
Le pacte fondateur du royaume vacille
Pendant ce temps, la redoutable police religieuse, qui surveillait l’accoutrement des femmes dans la rue, a vu ses pouvoirs considérablement rognés. Et les oulémas les plus conservateurs croupissent derrière les barreaux. « Les mesures vont dans le sens progressif de la fin du contrôle des religieux sur la société avec un encadrement plus sécularisé et sous le contrôle croissant de l’État », analyse Fatiha Dazi-Héni*, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), où elle officie en tant que spécialiste des monarchies de la péninsule arabique et du golfe Persique. Sous MBS, le pacte fondateur du royaume – le social et l’éducation aux religieux, le politique aux Saoud –, conclu au XVIIIe siècle entre le prédicateur Mohammed ben Abdelwahhab et la famille Al Saoud, vacille. « Les religieux ne protestent pas, car ils ont bien compris que les réformes étaient en cours et que c’était la volonté du roi », confie un diplomate familier du royaume. « L’idée du roi et de son fils est de revenir à une vision plus modérée de l’islam, mais l’Arabie saoudite reste le gardien des lieux saints et, en tant que tel, doit toujours se montrer exemplaire sur le respect de la religion. »
Si le système de « tutorat » est allégé, il n’est toujours pas aboli. Ainsi, les Saoudiennes doivent toujours obtenir la permission de leur « tuteur » pour faire des études ou se marier. « La charia fait toujours force de loi en Arabie saoudite et la codification qui existe dans les autres États musulmans n’est pas prévue », rappelle la chercheuse Fatiha Dazi-Héni au sujet de la monarchie wahhabite, version ultrarigoriste de l’islam sunnite. Autre écueil – de taille – se dressant devant la participation accrue des femmes à la vie publique, le poids toujours très prégnant des traditions. « Une immense majorité de la population saoudienne reste très familiale et tribale, y compris dans les villes (85 % des Saoudiens vivent en milieu urbain, NDLR) », poursuit le diplomate. Si une Saoudienne obtient aujourd’hui le droit de conduire, rien ne dit que sa famille accepte de lui laisser le volant. Fuyant l’emprise de leur famille, plusieurs jeunes Saoudiennes ont fui leur pays au cours des derniers mois lors d’évasions rocambolesques, visant à échapper au joug de leur « tuteur ». « On reste dans un schéma culturel patriarcal », ajoute le diplomate. « MBS avance prudemment avec ses réformes pour éviter de choquer le citoyen saoudien moyen, mais on se dirige vers une abolition du tutorat. »
MBS s’est refait une virginité
Étonnamment, cette libéralisation de la condition féminine en Arabie saoudite s’est accompagnée d’une vague sans précédent de répression en direction des militantes historiques pour les droits de la femme. Onze d’entre elles ont été emprisonnées il y a un an et sont actuellement poursuivies par la justice pour leurs activités en faveur de l’abolition du « tutorat ». Si sept d’entre elles ont été depuis remises en liberté provisoire, Loujain al-Hathloul, sans doute l’activiste la plus connue du pays, vient de passer son trentième anniversaire en prison. Elle affirme, avec d’autres militantes, avoir été torturée et harcelée sexuellement en détention. « C’est tout de même incroyable », pointe un responsable moyen-oriental qui a requis l’anonymat. « Comment peut-on promouvoir la condition de la femme et arrêter en même temps celles qui en sont à l’origine ? »
« On ne peut pas douter de la volonté politique de MBS d’avancer la question des femmes », estime le diplomate cité plus haut. « Mais le prince héritier est convaincu que c’est lui qui doit décider de ses modalités, prendre la décision politique et en recueillir le mérite. Lui et son père sont des réformateurs qui considèrent leur pouvoir comme absolu, et estiment qu’ils ne doivent subir de pression de qui que ce soit. » Un temps fragilisé par l’assassinat en octobre 2018 du journaliste dissident Jamal Khashoggi qu’il est accusé par la CIA d’avoir commandité, le prince héritier MBS, désormais réhabilité par l’Occident, paraît aujourd’hui s’être refait une virginité. « Il est plus fort que jamais », confie un analyste qui a ses entrées à Riyad. « Il a le soutien de sa jeunesse pour laquelle il s’est érigé en guide. D’autres pays de la région feraient bien de s’en inspirer. »
SOURCE: LEPOINT